«Je rédigeais les chèques, les sénateurs venaient dans mon bureau»

22 sept. 2017 Par

- Mediapart.fr

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Alors qu’elle est soupçonnée de détournements de fonds publics, la droite sénatoriale fait tout pour étouffer le scandale. Mais pour la première fois, un homme parle. Jusqu’en 2014, Michel Talgorn, collaborateur du groupe UMP, a distribué des chèques en pagaille. Il raconte en exclusivité à Mediapart.

Jusqu’ici, il avait gardé le silence. Pas lâché un nom dans la presse, ni un chiffre. Mais depuis sa mise en examen, cet ancien collaborateur du groupe UMP a constaté trop « d’indifférence » et « de lâcheté » à son égard, de la part de sénateurs qui se bousculaient hier dans son bureau pour empocher « leurs » chèques. Alors Michel Talgorn parle. En exclusivité pour Mediapart, il raconte par le menu la raffinerie mise en œuvre au sein du groupe UMP jusqu'en 2014 pour siphonner des crédits théoriquement réservés à la rémunération d’assistants, aujourd'hui au cœur d'une information judiciaire sur des soupçons de « détournement de fonds publics ».

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Pour le suivre, il suffit de savoir que les élus n’épuisent pas toujours l’enveloppe mise à leur disposition pour salarier leurs collaborateurs. En principe, le surplus reste dans les caisses du Sénat. Mais l'institution tolère que des élus affectent leurs « restes » à leur groupe politique, afin que celui-ci embauche lui-même des « petites mains » au service du collectif. Dès sa création en 2002, cependant, l'UMP a perverti tout le système : certains sénateurs fournissant des « crédits d’assistants » au groupe récupéraient un tiers de la somme en douce, par chèque – une commission surnommée « la ristourne ».

Pour les anciens RPR, le groupe UMP payait en direct. Tandis que l’argent suivait un circuit plus complexe pour les anciens UDF : le groupe gardait seulement un tiers dans ses caisses et envoyait le plus gros sur le compte d’une association fantoche (baptisée URS), qui se chargeait de régler son « tiers » au sénateur et gardait un tiers pour elle-même. D'après nos propres estimations, plus de 5 millions d'euros de fonds publics ont ainsi été divertis de leur objet initial en douze ans. (Voir nos dernières révélations.)

Proche de la famille UDF, Michel Talgorn a conseillé le groupe UMP jusqu'à l'explosion de cette affaire, au plus près de ses présidents. S'il n’avait pas le pouvoir de signer le moindre chèque, il en a distribué en pagaille. Il était même regardé comme le « grand prêtre de ces opérations-là », selon ses propres termes. Entretien.

Au sein du groupe UMP, pendant des années, vous avez été chargé de distribuer leur « tiers » aux sénateurs. Comment se passait la livraison des chèques ?

Pas sur la place publique, évidemment. Mais bien au vu et au su de tout le monde, selon des modalités approuvées par les responsables successifs du groupe. Je rédigeais les chèques que je mettais à la signature du trésorier ou du président de groupe. Prévenus par mon secrétariat, les sénateurs venaient dans mon bureau. Je n’étais pas à guichet ouvert tout le temps, chacun avait un créneau… On parlait de la pluie et du beau temps, de la situation politique, puis je leur remettais les chèques. Après, ils en faisaient ce qu’ils voulaient. Je préparais ces chèques une fois par trimestre seulement, parce que tous les mois ça aurait représenté un travail colossal. Mais je souligne que je n’ai jamais signé un seul chèque, ayant toujours refusé une délégation de signature sur les comptes bancaires du groupe.

J’ai géré cette « restitution » pour les sénateurs UMP toutes tendances confondues (anciens RPR comme UDF) jusqu’en 2007 environ. Puis à partir de 2008, les ex-RPR ont été gérés par la secrétaire du groupe UMP, responsable de la comptabilité, Jocelyne S., tandis que je continuais la distribution des chèques pour les anciens UDF (« Républicains indépendants » et « Centristes »), ainsi que quelques RPR par exception, qui préféraient passer par moi.

La distribution a duré ainsi jusqu’en 2014 ?

Absolument.

Aviez-vous conscience de faire quelque chose de potentiellement illégal ?

Je ne me suis jamais posé la question avant d’être mis en examen. D’abord, le Sénat autorisait les sénateurs à déléguer une partie de leurs « crédits d’assistants » à leur groupe politique. Ensuite, il y avait une apparence d’équité, sinon de justice : il était normal que le groupe aide davantage un sénateur qui lui fournissait des recettes supplémentaires, plutôt qu’un sénateur qui utilisait la totalité de ses crédits d’assistants en recrutant sa femme, ses enfants, sa maîtresse, son amant ou même des membres de sa famille par la main gauche [via un collègue] !

Que ce système de rétrocession ait été légal [ou non], ce n’est pas moi qui peux trancher cette question. D’autant qu’elle ne s’est jamais posée avant que la justice s’en saisisse. Moi, j’étais collaborateur des législateurs. Je ne faisais pas la loi, j’étais donc incompétent pour l’interpréter !

Comment vivez-vous votre mise en examen (pour « détournement de fonds publics par un particulier »), sachant que la plupart des élus bénéficiaires ne sont pas mis en examen (ou pas encore) ?

Une mise en examen c’est humiliant, infamant quand on est innocent. J’exécutais des ordres, j’étais un pousse-cailloux, je n’arrive pas à comprendre comment un collaborateur peut se trouver dans cette situation quand il n’y pas d’enrichissement personnel. Je suis mis en examen, tant pis pour moi ; je suis sans doute un fieffé imbécile ! Quand mon nom a été publié dans la presse, j’ai constaté beaucoup d’indifférence et parfois de la lâcheté chez les sénateurs ayant bénéficié de « restitutions » de crédits d’assistants, tandis que des élus que je n’avais jamais eus comme « clients » se sont gentiment manifestés… Mais je ne souhaite la mise en examen de personne. Le fait que d’autres sénateurs soient mis en examen ne me procurerait aucun plaisir. Surtout, la plupart des bénéficiaires sont d’une totale bonne foi : ils ont aidé le groupe, le groupe les a aidés.

Mais ces élus siphonnaient des fonds publics destinés à la rémunération de collaborateurs parlementaires ! D’où la mise en examen de l’ancien trésorier du groupe UMP pour « détournement de fonds publics » et de plusieurs sénateurs pour « recel »

Il y a certainement eu des maladresses, une sorte d’inconscience, mais je ne pense pas que les gens ont eu l’impression de commettre des actes malhonnêtes. Quant à l’ancien trésorier [Jean-Claude Carle], il a accepté ce poste difficile [de 2002 à 2014], a rendu des services à tous les sénateurs, et bien peu lui ont témoigné de la solidarité dans l’épreuve. Il a quand même laissé plus de 5 millions de réserves dans les caisses du groupe en 2014, ce qui a permis au nouveau président, Bruno Retailleau, de recruter massivement de nouveaux collaborateurs.

Certains bénéficiaires ont-ils évoqué avec vous le fait que ces chèques alimentaient leur train de vie personnel ?

Aucun. Dans ce domaine, tout le monde était d’une grande discrétion. Moi je recevais des instructions pour rédiger des chèques à partir d’une clef de répartition fixée une fois pour toute [la règle des trois tiers], pour les faire signer, les donner… Le reste, ce n’était pas mes oignons. C’était quand même de leur responsabilité.

[[lire_aussi]]Le seul conseil que je donnais aux sénateurs, sur un plan fiscal, c’était de mettre ce chèque sur leur compte IRFM [où tombe l’indemnité pour frais de mandat et sur lequel le fisc n’a aucun droit de regard]. La majorité d’entre eux le faisait d’ailleurs. D’autres le mettaient sur un compte personnel, ou familialement « clandestin ». C’était leur problème.

D’après vos « tablettes », combien de sénateurs ont bénéficié de ces « restitutions » (aussi surnommées « ristournes ») entre la création du groupe UMP en 2002 et l’interruption du système en 2014 ?

Je n’ai jamais fait le récapitulatif, mais je dirais qu’entre deux élections sénatoriales, il y avait une quarantaine de sénateurs en moyenne. Les nouveaux élus étaient vite convaincus de l’intérêt de déléguer des crédits d’assistants au groupe, à la fois pour aider le groupe et s’aider eux-mêmes.

Entre 2002 et 2014, quelle masse d’argent a ainsi été récupérée par des sénateurs UMP ?

Chaque année, environ 1,2 million d’euros de crédits d’assistants étaient délégués par des sénateurs UMP à leur groupe. Ensuite, faites le calcul… Disons que les sommes remises aux sénateurs chaque trimestre oscillaient entre 400 et 8 000 euros par personne.

François Fillon (sénateur de 2005 à 2007) avec l'actuel président du Sénat, Gérard Larcher © DR François Fillon (sénateur de 2005 à 2007) avec l'actuel président du Sénat, Gérard Larcher © DR

Mediapart a révélé que François Fillon avait bénéficié de ce système entre 2005 et 2007. Vous vous en souvenez ?

Oui, je connais François Fillon depuis fort longtemps, car nous avons été dans des cabinets ministériels ensemble. Nous n’avons pas fait le même parcours évidemment, je suis resté un laveur de carreaux… [Sourires] En 2005, lorsqu’il a été pudiquement remercié de son poste de ministre de l’Éducation par le président Chirac, il est redevenu sénateur de la Sarthe. Et monsieur Fillon a très vite appris qu’il y avait cette possibilité de déléguer des crédits d’assistants au groupe et d’en récupérer une partie. Il a aussi appris que j’étais le « grand prêtre » pour ces opérations-là, il est donc venu me trouver : « J’ai des collègues qui me disent que… » N’étant pas décideur moi-même, j’ai obtenu les feux verts nécessaires. Et François Fillon est rentré tout naturellement dans le système, au même titre que les autres.

C’est vous qui lui avez remis les chèques ?

Oui, c’est moi qui les lui ai remis personnellement.

Combien ? Et pour quelle somme ?

Je ne me souviens pas du nombre de chèques, mais le décompte est simple à faire. Il a dû recevoir 4 chèques en 2006, sans doute 3 en 2007 – le dernier après sa nomination à Matignon. Ça doit représenter 20 à 25 000 euros. Je précise que j’ignorais totalement qu’il avait fait des contrats d’assistants à ses enfants…

L’instruction a été suspendue en juin dernier (dans l’attente que la cour d’appel de Paris tranche plusieurs questions juridiques importantes). D’après nos informations, les juges s’apprêtaient à interroger Jean-Claude Gaudin (sénateur et maire de Marseille) ou encore Hubert Falco (son collègue de Toulon), qui apparaissent parmi les gros bénéficiaires de chèques…

Dans mon souvenir, Jean-Claude Gaudin n’était pas parmi les plus disant. Mais je vois que le système est vicié : vous m’interrogez sur Falco ou Gaudin, issus des anciens UDF, et depuis deux ans on passe sous silence les anciens RPR ! Pourquoi taper toujours sur les mêmes ? On cite tout le monde ou personne.

« Personne n’aime perdre son carrosse ou ses laquais »

C’est que la justice est d’abord tombée sur les chèques des anciens UDF, sur leur discrète association baptisée URS (Union républicaine du Sénat). C’est via cette « amicale » qu’ils touchaient leurs chèques sur la période visée par l’enquête (2009 à 2014)…

Jean-Claude Gaudin, sénateur et maire de Marseille, président du groupe UMP jusqu'en 2014. © Reuters Jean-Claude Gaudin, sénateur et maire de Marseille, président du groupe UMP jusqu'en 2014. © Reuters

Mais sur les mêmes années, les anciens RPR touchaient leur « tiers » directement depuis l’un des comptes du groupe UMP, celui de la banque Neuflize (où était le compte du groupe RPR avant la création de l’UMP…). Et en 2014, au moment où tout ce système a cessé, environ 25 RPR en bénéficiaient pour une petite vingtaine d’UDF !

Il n’y a pas d’un côté les moutons noirs et de l’autre les blancs, contrairement à ce qu’a laissé entendre le duc de Rohan [président du groupe UMP jusqu’en 2008 et ancien RPR] dans une interview à Mediapart. Sans doute le duc voulait-il, par solidarité, préserver ses anciens collègues RPR…

Il vous a déclaré qu’il m’aurait « viré », que j’aurais organisé ce système « dans son dos »… Bien sûr, je ne me permettrai pas de dire que ses propos sont mensongers, lui qui représente l’une des plus anciennes familles de la noblesse française. Mais ses affirmations sont en contradiction avec les lettres de  remerciement qu’il m’a adressées et que j’ai conservées dans mes archives. S’il est Duc, il n’est pas très royal. Mais ne rentrons pas dans des querelles de valets d’écurie ! Il aurait mieux fait de vous donner des informations sur ce qu’est devenue la cagnotte du groupe RPR après sa dissolution, sur les comptes de l’amicale gaulliste créée dans la foulée, un temps présidée par Gérard Larcher. Cette amicale qui a organisé des voyages pour les sénateurs issus du RPR et leurs conjoint(e)s, en Italie par exemple.

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Revenons au système des « trois tiers ». Quand un sénateur déléguait des « crédits d’assistants » à son groupe, un tiers de la somme restait dans les caisses du groupe, un tiers était reversé au sénateur. Mais que devenait le troisième tiers ? En particulier pour les anciens UDF ?

Personne n’en a jamais parlé alors je vais fendre l’armure ! Pour les anciens UDF, ce « troisième tiers » alimentait une espèce de fonds de roulement, ou de caisse de solidarité, gérée par l’URS. Cette caisse servait à payer des repas, certaines actions collectives. Puis les restes de « troisième tiers » étaient laissés à disposition de chaque sénateur : chacun gardait un droit de tirage jusqu’à la fin de son mandat.

Certains souhaitaient le récupérer quand ils partaient à la retraite, d’autres l’utilisaient lors de périodes électorales. Soit pour leur propre campagne, soit pour aider d’autres candidats dans leur département. Je vous rappelle que jusqu’aux élections de 2014, il n’y avait aucune règle sur le financement des sénatoriales [pas de compte de campagne à déposer, pas de plafond, etc.].

Vous dites que des fonds publics théoriquement destinés à salarier des assistants ont servi à financer des campagnes. À quelle hauteur par exemple en 2011 ?

Je ne peux pas vous répondre. Ce n’est pas moi qui tenais la comptabilité. C’était parfois le sénateur – sur son « troisième tiers » – qui finançait tel ou tel candidat dans son département. Il était normal que des anciens UDF fassent le maximum pour aider un ancien UDF, que des anciens RPR fassent le maximum pour aider des gens de leur sensibilité RPR. En 2011, il y a eu des guerres fratricides. Au moment de la bataille Copé-Fillon, il fallait entretenir le moral des troupes…

Et puis sur 2014, il faut arrêter de se cacher derrière son petit doigt : sachant que les élections sénatoriales allaient être encadrées [avec un compte de campagne et un plafond de dépenses pendant un an], ceux qui avaient l’intention de se présenter en 2014 ont utilisé leur « droit de tirage » en amont… Les sénateurs ne sont pas des imbéciles.

Certaines années, l’argent pouvait aussi servir à offrir un « bouquet d’accueil » à des entrants [nouvellement élus]. Et il y a autre chose encore. Certains élus avaient des postes de responsabilité au sein du Sénat (vice-président, président de commission, etc.), avec une indemnité complémentaire versée par l’institution, des voitures, des chauffeurs, etc. Or, au sein du groupe UMP, ces postes de dignitaires tournaient au moment des élections, il fallait laisser sa place bon gré mal gré. Personne n’aime perdre son carrosse ou ses laquais. Parfois, il y avait donc des petites compensations…

Quand un sénateur n’épuisait pas son « troisième tiers » pendant ses mandats, vous dites aussi qu’il récupérait ses « restes » à son départ du Sénat ?

Oui, s’il le souhaitait. Mais n’allez pas fantasmer : la plupart du temps, c’était peanuts.

Jusqu’à combien ?

Je me souviens d’un sénateur qui est parti avec 20 000 euros environ. Mais les élus ne sont pas tous accros à l’argent. Il y a d’ailleurs des « partants » qui tardaient, qui récupéraient l’argent des mois après, à l’occasion du repas annuel des anciens. Un tel me disait : « Tu seras là au déjeuner ? Je crois qu’il me reste un petit chouïa… » Et je lui donnais son solde. Il achetait une boîte de chocolats qu’il offrait à sa femme en arrivant à la maison. Il y en a aussi qui ont abandonné leur reliquat, purement et simplement.

L’existence de cette « caisse de retraite » prouve, à elle seule, que l’argent détourné ne servait pas qu’à des activités politiques.

Tant qu’ils étaient en activité, et avant que la loi de 2014 n’encadre le financement des sénatoriales, les sénateurs avaient surtout le souci d’utiliser ces fonds-là pour leur campagne ou celle de leurs amis.

Les sénateurs qui tiraient sur leur « troisième tiers » recevaient des chèques ou des espèces ?

Les deux. Dans la limite de ce à quoi ils avaient « droit ». Il était normal que les gens préfèrent des espèces, pour mille et une raisons.

Ce système ne s’est interrompu, en 2014, qu’après l’intervention de la justice. Depuis, le nouveau président du groupe LR, le filloniste Bruno Retailleau, affirme avoir fait le ménage. Qu’en pensez-vous ?

Il m’a mis à la porte du groupe en janvier 2015 et nous sommes aujourd’hui devant les prud’hommes. Mais c’est vous-même qui avez écrit que Bruno Retailleau avait délégué des crédits d’assistants au groupe et bénéficié de restitutions pendant plusieurs mois en 2012, quand il est arrivé au groupe UMP. Moi je ne l’ai appris que tardivement, car ce n’est pas moi qui l’ai géré à l’époque… J’ai aussi vu dans vos colonnes qu’il démentait, affirmant que les sommes touchées correspondaient simplement à des remboursements de frais. Je vous laisse apprécier… Je me souviens en tout cas d’un tête-à-tête avec lui en décembre 2014 où nous avons évoqué les chèques touchés par François Fillon [dont Mediapart a révélé l’existence en janvier 2017 seulement]. Il m’interrogeait ce jour-là sur la légalité de ce système et semblait s’inquiéter pour son champion. Il voulait récupérer mes archives. Après coup, j’ai réalisé qu’il s’inquiétait peut-être aussi pour lui-même.

Prolonger

 

Boite Noire

Cet entretien a été relu attentivement et corrigé par M. Talgorn.